Une Forêt : entretien avec Jeanne Beltane & Marion Bornaz

« Une forêt » est un livre autoédité, mêlant textes et photographies dans une série de quatre carnets liés, résultat d’un travail à quatre mains autour du récit de Jeanne Beltane dont l’existence a été chahutée, en quelques mois, par une naissance, deux décès et sa propre mort, qu’elle a vue de près au Bataclan. Elle invite la photographe Marion Bornaz (photographe de concerts régulièrement croisée au Marché Gare) à créer une voie parallèle à son récit. L’histoire prend place dans un rapport charnel à une nature inquiétante et sensuelle. La forêt tient le rôle principal. Les souvenirs et les images manquantes ont été traqués à travers les paysages, les gestes, le corps. L’ensemble reconstitue le parcours de Jeanne dans son processus de guérison et de reconstruction. Sur ces sentiers imaginaires et mémoriels, les autrices ont convoqué Annie Ernaux, Mona Chollet ou Starhawk. Une forêt est le résultat de ce chemin sur lequel une amitié s’est affermie et leur féminisme a trouvé résonance.

Le livre s’achète ici : uneforet.fr

Toutes les photos illustrant cet entretien sont de Marion Bornaz.

Comment transformer l’écriture du journal intime pour la livrer au public ?

Jeanne : En l’occurrence, je l’ai très peu transformée. J’ai uniquement occulté certains passages, peu intéressants ou trop intimes mais ce que j’ai gardé n’a pas été modifié. Je voulais partager les événements tels que je les avais vécus et écrits pour moi-même.

Marion, comment as-tu abordé cette mise en image d’expériences qui ne sont pas les tiennes ?

Marion : Il y avait une vraie volonté de ne pas chercher à illustrer le propos de Jeanne de manière trop littérale ; cette question de la “trahison” m’a habitée depuis nos premiers échanges jusqu’à l’editing final car ce n’était pas mon histoire et je devais trouver une juste manière de faire cohabiter les images. Bien que je puisse dire qu’aujourd’hui cette série photographique ait pris une sorte d’existence propre par rapport au texte, elle lui reste néanmoins intimement liée et crée des échos. Je ne savais pas grand-chose de la manière dont j’allais m’y prendre, mais je savais que je cherchais à donner corps à des émotions intimes de manière allégorique. J’ai assez vite ressenti le besoin de travailler en immersion, dans un espace-temps dédié, pour pouvoir m’approprier non pas ses souvenirs, mais le lieu qui allait nous servir de décor. Nous avions en effet décidé de travailler dans une dynamique de “résidence” en nous exilant toutes les deux en Suède une petite semaine, où une amie venait de déménager. Ce temps de prise de vue a finalement été très court par rapport aux temps d’échanges en amont et en aval. Ces longues discussions ont été des moments importants dans la préparation et la construction mentale des photographies, c’est comme si l’on laissait infuser les choses pour qu’elles arrivent inconsciemment à la prise de vue. J’ai une démarche très intuitive et spontanée donc je n’avais rien préparé, le peu de mise en scène que nous avons fait a été improvisé sur place. J’aime l’idée de poser mon cerveau à ce moment-là et de le reprendre après à l’editing, là où le sens que l’on souhaite donner arrive réellement.

Photo, texte, création sonore, livre, exposition : la matière première est retravaillée dans différents médiums, jusqu’où va aller ce projet ? Y a t’il d’autres voies que vous souhaitez explorer ?

 

Marion : On pensait faire un spectacle pyrotechnique mais on cherche encore des financements.

Jeanne : Plus sérieusement, dès le début, j’ai su que je ne voulais pas être seule pour transformer cette matière traumatique. J’avais besoin qu’elle soit malaxée par un autre regard, que je savais sensible. C’est pour cela que je suis allée demander à Marion de m’accompagner dans cette démarche. Puis Julien [Saniel de l’Atelier Chambre Noire pour la conception éditoriale NDVM] a mis sa pâte et c’est devenu un livre.

En novembre dernier, nous avions prévu de présenter le livre et les photographies sous la forme d’une exposition qui a été reportée pour cause de confinement. Je pense que Marion et moi, on a toutes les deux un rapport fort au son, à la musique. Assez vite, on s’est dit qu’il fallait un volet sonore à l’exposition. C’est comme ça qu’on a contacté Elisa pour qu’elle imagine une pièce sonore qui puisse être écoutée au casque, dans l’exposition. J’aime l’idée que plusieurs personnes se soient emparées du récit, apportent leur ressenti et qu’on aboutisse à un vrai travail collectif.

On espère vraiment pouvoir présenter cet ensemble en 2021.

Comment votre féminisme a-t-il nourri cette démarche artistique ? A-t-elle en retour fait évoluer votre vision du féminisme ?

Marion : Je parlais de laisser les choses infuser, c’est un peu pareil avec les pensées féministes, nous avons recherché des compagnes de pensée tout au long du parcours.

Jeanne : Le registre diariste est à la base un genre littéraire très féminin (et, de fait, qui a été longtemps mésestimé). Et, effectivement, beaucoup de récits féminins intimes ont nourri notre réflexion : Annie Ernaux, Valérie Manteau, Nastassja Martin, Marceline Loridan-Ivens

Est-ce que travailler sur une forêt a changé votre rapport au corps, à la nudité ?

Jeanne : Pas du tout, j’ai toujours adoré me foutre à poil.

Marion : Pas du tout, je suis toujours aussi pudique, mais depuis un an, je fais du monokini (un geste politique qui me coûte).

Vous habitez en ville : la forêt c’est un manque, un fantasme, un horizon ?

J&M : Peut-être un peu des trois. En 2019, alors qu’on était déjà sûres de vouloir faire des photos en forêt, nous avons toutes les deux vu le film suédois Border d’Ali Abbasi. On est tombées d’accord pour dire que c’était LA forêt telle qu’on l’imaginait pour les photos. Une forêt moussue, avec laquelle le personnage principal a un rapport très charnel, magique.

Ça tombait bien : on a une amie qui habite en Suède au milieu de la forêt. Elle nous a donc accueillies pendant une semaine en résidence. C’était court mais intense. Et ça nous a fait du bien d’être totalement déconnectées de notre environnement, de nos repères. Nous avons fait des photos dans une “vraie” forêt, non exploitée. Pas une plantation d’arbres. Cette expérience nous a sensibilisées au statut de la forêt, à la place du vivant qui est souvent rapporté à son statut fonctionnel et marchant par l’humain.

Avec le confinement, il y a clairement un manque, un besoin d’espaces qui t’imposent la modestie, qui te remettent ta juste petite place.

L’auto-édition, un choix ou une contrainte ? Comment s’est passé le travail avec Julien Saniel ?

J&M : Un choix dans la contrainte (ce n’est pas une contrepèterie). Dès le début on avait envie d’un objet fait main, qui rappelle un carnet. Puis, on a évoqué l’idée de démarcher des éditeurs et le confinement nous a stoppé net. On a alors confirmé notre choix de l’autoédition et on a fait appel à Julien Saniel de l’Atelier Chambre Noire. On lui a expliqué la démarche, l’idée étant qu’il y apporte son univers et sa sensibilité. On est allé chercher quelqu’un avec suffisamment de sensibilité artistique et en capacité de mettre en forme la matière textuelle et visuelle. Il nous a fait des propositions, tant concernant le papier, la typo, la maquette, la reliure, jusqu’à intervenir sur les images graphiquement. C’était une vraie étape de création : il a donné forme au livre.

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Jeanne, tu m’avais dit que depuis l’attentat tu n’aimais plus regarder des films, que tu préférais vivre ta vie plutôt que regarder celle des autres il me semble, c’est toujours vrai ?

Jeanne : C’est toujours vrai. Avant le confinement, je n’allais plus trop au cinéma et je reste plutôt exigeante dans les choix de mes films. Bon, en ce moment, j’avoue qu’il y a du relâchement : vu qu’on ne peut pas trop vivre notre vie, je regarde volontiers celle des autres. Des films où les gens font la fête ou se collent les uns aux autres. J’ai revu Short Bus par exemple.

Je sais que tu as quasiment quitté les réseaux sociaux, quel est ton rapport à tout ça ? Quels sont tes coins favoris de l’internet ?

Jeanne : J’ai quitté facebook en 2018 et ça ne me manquait pas. Malheureusement, je suis retombée dans la dope en créant un compte pour parler du livre. Et je me rends compte à quel point c’est addictif, chronophage et surtout à quel point c’est vain. C’est le degré zéro de la réflexion, du collectif, de l’intelligence : tu postes une photo de toi, tu as plein de likes, tu postes un article de fond, tout le monde s’en fout. Je pense que les réseaux sociaux font beaucoup de mal à l’action collective, au militantisme : on joue à être en lutte mais on ne l’est pas. Tout ce temps perdu à crier notre indignation du néolibéralisme… sur facebook, c’est cocasse.

Marion : Je ne peux que partager ce constat… pour autant je dois bien admettre être soumise à ces réseaux. Je crois avoir néanmoins développé un atout en étant quelqu’un d’assez désillusionnée. Avec le temps, je suis lassée de ces mécanismes, ma production de dopamine est clairement en baisse… à moi la liberté !

Je ne suis pas tellement aventurière sur Internet, je tourne un peu toujours sur les mêmes sites au final : France Culture (les émissions de Marie Richeux et Jukebox entre autres), Arte radio et autres podcasts (même si j’aime infiniment écouter la radio “en direct” pour me laisser surprendre par quelque chose d’inconnu), Bandcamp, les documentaires sur Tënk, la Cinetek, Mediapart… Ah si, un peu de promo pour les ami·e·s de l’émission Dead Moon Night sur Radio Canut que et leurs playlists conçues pour la déglingue du dimanche soir à 21h00 mais que vous pouvez écouter en podcast.

Comment avez- vous vécu cette année bien particulière ?

Jeanne : Pour ma part, plutôt bien. Depuis 2015, j’ai traversé des années difficiles et en comparaison, 2020 était plutôt sereine. Je n’ai pas été angoissée par le Covid et, pour ma santé mentale, j’ai continué à avoir une vie sociale en catimini. Par contre, je ressens une grande frustration, un énorme besoin de faire la fête, d’aller à des concerts (la musique sur écran, très peu pour moi). Et surtout j’essaie de rejeter les pensées anxiogènes qui frappent à mon cerveau concernant la crise environnementale, les dérives sécuritaires, le délitement de la société et du vivre-ensemble. Et d’aller plutôt chercher de la matière réflexive et nourrissante dans la lecture ou les podcasts. Des choses qui me rassurent sur le genre humain.

Marion : De manière très individualiste, le premier confinement a été une sorte d’expérience psychique ultra positive et libératoire : plus d’attente de la part de l’extérieur, le temps pour tout, un programme d’occupation à la carte… je vis en couple dans un grand appartement avec un petit balcon, j’avais du travail choisi, les conditions étaient idéales et je mesure ma chance. Mais si je regarde en dehors, j’avoue qu’en ce moment la déprime l’emporte sur la colère, ce qui n’est pas une bonne chose car la colère me semble être un bon moteur d’action. C’est peut être très anecdotique au regard de la situation sociale, économique et politique, mais je suis assez angoissée par le fait de ne plus voir nos visages à cause du masque, je m’interroge sur ce que cela nous enlève d’interaction, de lien avec l’autre… on ne se reconnaît plus, au sens de faire l’expérience de l’autre dans son intégralité. L’autre jour en manifestation contre la loi sécurité globale, une amie m’a présenté quelqu’un qui m’a demandé si cela me dérangeait d’enlever mon masque pour voir mon visage. Ce qu’elle a aussi fait. J’ai été très émue par cette interaction en fait…

Suuns au Marché gare

Quels projets, envies pour l’avenir ?

En chœur : Un spectacle pyrotechnique !

Jeanne : des concerts, des slams, des pogos, des bières renversées. Un énorme besoin de fête.

Marion : Deux expositions (celle d’Une forêt et une personnelle à la Mapraa) en train d’être reprogrammées. Je crois que j’ai aussi envie d’élaborer un/des projets plus collectifs autour de la photographie. J’avais pas mal levé le pied sur les concerts et les sorties avant le confinement… mais j’ai une grosse, grosse envie de reprendre le mix dans des teufs ou au Bootlegger ou n’importe où jusqu’à plus d’heure. Retrouver le vivant (et les odeurs d’aisselles mouillées).

Une petite playlist pour tenir l’automne-hiver et son couvre-feu ? conseils de lectures ou autre ?

Jeanne : les BD d’Alessandro Pignocchi, un chercheur en sciences cognitives inspiré par la pensée de Philippe Descola (l’opposition nature / culture comme construction occidentale) qui raconte des pinsons black block et la ZAD en aquarelle. L’art de perdre de Alice Zeniter. Sortir de notre impuissance politique de Geoffroy de Lagasnerie.

Et pour les oreilles, le podcast littéraire de Richard Gaitet, Bookmakers sur Arte Radio. Je n’ai pas fait de grandes découvertes musicales cette année. J’attends le retour du live avec impatience !

Marion : Côté musique : Rêvasser sur le magnifique album de musique taarab (Kenya) de Yaseen & Party, boucler sur la chaude voix soul de Celeste, se refaire tout Wire parce que Wire, notamment les séries d’EP Read & Burn qui donnent envie de tout casser, le dernier Meridian Brothers, le dernier Bambara, l’album hybride rock / funk / soul Untitled (Black is) de Sault, le beau projet d’Azurit Sun pour la partie locale, piano expé et minimal accompagné d’une édition photo.

Côté fiction : je nommerais aussi Alice Zeniter avec “l’art de perdre” récit multi générationnel sur la guerre d’Algérie qui t’en apprend plus que tes maigres cours d’histoire sur le sujet ; “Et quelquefois j’ai comme une grande idée” de Ken Kesey petit chef d’œuvre sur un clan de bûcherons en Oregon, nature VS bordel humain, par l’auteur de Vol au dessus d’un nid de coucou.

Côté réflexion : les essais de Baptiste Morizot, philosophe et pisteur d’animaux. Le nécessaire “Se défendre” d’Elsa Dorlin sur une histoire de l’auto-défense politique.

Une BD : Acte de dieu de Giacomo Nani, dessin pointilliste hallucinant, parle du séisme de 2016 en Italie de manière assez méta, Humain VS Nature VS Chaos (merci à Coline pour la découverte !).

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